Mais je l'engageai à m'accompagner à force de prières, et demandai un de mes nouveaux Thomistes. Il fut ravi de me revoir: Eh bien! mon Père, lui dis-je, ce n'est pas assez que tous les hommes aient un
pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n'agissent en effet jamais, il faut qu'ils aient encore une
grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu. N'est-ce pas là l'opinion de votre école? Oui, dit le bon Père; et je l'ai bien dit ce matin en Sorbonne. J'y ai parlé toute ma demi-heure; et, sans le sable, j'eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans Paris:
Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. Et que voulez-vous dire par votre demi-heure et par votre sable? lui répondis-je. Taille-t-on vos avis à une certaine mesure? Oui, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous oblige-t-on de parler demi-heure? Non, on parle aussi peu qu'on veut. Mais non pas tant que l'on veut, lui dis-je. O la bonne règle pour les ignorants! O l'honnête prétexte pour ceux qui n'ont rien de bon à dire! Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est
suffisante? Oui, dit-il. Et néanmoins elle n'a nul effet
sans grâce efficace? Cela est vrai, dit-il. Et tous les hommes ont la
suffisante, continuai-je, et tous n'ont pas l'
efficace? Il est vrai, dit-il. C'est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n'en ont pas assez; c'est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu'elle ne suffise pas; c'est-à-dire qu'elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot
suffisant y signifie? Ne vous souvient-il pas qu'il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir? Mais vous n'en avez pas perdu la mémoire; car, pour me servir d'une comparaison qui vous sera plus sensible, si l'on ne vous servait à table que deux onces de pain et un verre d'eau par jour, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu'avec autre chose qu'il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la
grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu'il y en a un autre absolument nécessaire pour agir, que tous n'ont pas? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non? Est-ce une chose indifférente de dire qu'avec la grâce suffisante on agit en effet? Comment, dit ce bon homme, indifférente! C'est une
hérésie, c'est une
hérésie formelle. La nécessité de la
grâce efficace pour agir effectivement est
de foi; il y a
hérésie à la nier.
Où en sommes-nous donc? m'écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre? Si je nie la grâce suffisante, je suis Janséniste; si je l'admets comme les Jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai
hérétique, dites-vous. Et si je l'admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis
extravagant, disent les Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste? Et en quels termes sommes-nous réduits, s'il n'y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur?
PASCAL, Les provinciales (1657), Seconde Lettre