Sire, si vous voulez des prêtres, vous ne voulez pas de philosophes, et si vous voulez des philosophes, vous ne voulez pas de prêtres: car les uns sont par état les amis de la raison et les promoteurs de la science, et les autres les ennemis de la raison et les fauteurs de l'ignorance. Si les premiers font le bien, les seconds font le mal. Et vous ne voulez pas en même temps le bien et le mal.
Vous avez, me dites-vous, des philosophes et des prêtres: des philosophes qui sont pauvres et peu redoutables, des prêtres très riches et très dangereux. Vous ne vous souciez pas trop d'enrichir vos philosophes, parce que la richesse nuit à la philosophie, mais votre dessein semble être de les garder. Mais vous désireriez fort appauvrir vos prêtres et vous en débarrasser. Vous vous en débarrasserez sûrement, et avec eux de tous les mensonges dont ils infectent votre nation, en les appauvrissant : appauvris, bientôt ils seront avilis, et qui est-ce qui voudra entrer dans un état où il n'y aura ni honneur à acquérir ni fortune à faire?
Mais comment les appauvrirez-vous ? Je vais vous le dire.
Et si vous daignez m'écouter, je serai de tous les philosophes le plus dangereux pour les prêtres, car le plus dangereux des philosophes est celui qui met sous les yeux du monarque l'état des sommes immenses que ces orgueilleux et inutiles fainéants coûtent à ses États. Le plus dangereux serait celui qui lui dit, comme je vous le dis, que vous avez cent cinquante mille hommes à qui, vous et vos sujets, payez à peu près cent cinquante mille écus par jour pour brailler dans un édifice et nous assourdir de leurs cloches.
Celui qui lui dit que, cent fois l'année, à une certaine heure marquée, ces hommes-là parlent à dix huit millions de vos sujets rassemblés et disposés à croire et à faire tout ce qu'ils enjoindront de la part de Dieu.
Celui qui lui dit qu'un roi n'est rien, mais rien du tout, quand quelqu'un peut commander dans son empire au nom d'un être reconnu pour le maître du roi. Celui qui lui dit que ces créateurs de fêtes ferment les boutiques de sa nation tous les jours où ils ouvrent la leur, c'est-à dire un tiers de l'année.
Celui qui lui dit que les prêtres sont des couteaux à deux tranchants, se déposant alternativement, selon leurs intérêts, ou entre les mains du roi pour couper le peuple, ou entre les mains du peuple pour couper le roi.
Celui qui lui dit que, s'il savait s'y prendre, il lui serait plus facile de décrier tout son clergé qu'une manufacture de bons draps, parce que le drap est utile et qu'on se passe plus aisément de messes et de sermons que de souliers. Celui qui ôte à ces saints personnages leur caractère prétendu sacré, comme je le fais à présent, et qui vous apprend à les dévorer sans scrupule lorsque vous serez pressé par la faim.
Celui qui vous conseille, en attendant les grands coups, de vous jeter sur la multitude de ces riches bénéfices à mesure qu'ils viendront à être vacants, et de n'y nommer que ceux qui voudront bien les accepter pour le tiers de leur revenu, vous réservant, à vous et aux besoins urgents de votre État, les deux autres tiers pour cinq ans, pour dix ans, pour toujours, comme c'est votre usage.
Celui qui vous remontre que, si vous avez pu rendre sans conséquence fâcheuse vos magistrats amovibles, il y a bien moins d'inconvénient à rendre vos prêtres amovibles. Tant que vous croirez en avoir besoin, il faut que vous les stipendiiez, parce qu'un prêtre stipendié n'est qu'un homme pusillanime qui craint d'étre chassé et ruiné.
Celui qui vous montre que l'homme qui tient sa subsistance de vos bienfaits n'a plus de courage et n'ose rien de grand et de hardi.
Puisque vous avez le secret de faire taire le philosophe, que ne l'employez-vous pour imposer le silence au prêtre ? L'un est bien d'une autre importance que l'autre.
Diderot, Discours d'un Philosophe à un roi (1774)