Le Lys dans la vallée, Honoré de Balzac, 1836
Résumé - Le Lys dans la vallée I. L'HISTOIRE « Les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n'est jamais chaste », écrivait Balzac dès La Physiologie du mariage (1829). Chaste et tourmentée par ses sens, Henriette de Mortsauf reste stoïquement fidèle à son mari et impose un cruel mysticisme amoureux à Félix de Vandenesse. Déchiré entre sa fascination pour la pureté et l'attrait pour la sensuelle lady Dudley, celui-ci ne comprend pas qu'il tue Henriette en continuant à l'idéaliser à son corps défendant. Au moment de sa mort elle lui reprochera de ne pas avoir su entendre son désir et de ne pas avoir eu la force de transgresser l'interdit. Le Lys dans la vallée est le roman des désirs qui se croisent et des lettres qui ne parviennent pas à créer un véritable dialogue. La longue confession épistolaire de Félix est l'acte manqué qui occasionne la rupture avec Natalie. La nouvelle maîtresse, bien mal courtisée, lui reproche alors cruellement d'avoir cédé à sa demande et dénonce l'hypocrisie du mysticisme amoureux : « J'ignorais que vous aviez tué la plus belle et la plus vertueuse des femmes... ». Le Lys dans la vallée est le roman de toutes les ambiguïtés. La blanche Henriette est aussi un stratège politique machiavélique qui apprend à Félix l'art du pouvoir. Elle est monarchiste mais admire Napoléon. Roman écrit sous la Monarchie de Juillet par un auteur légitimiste qui prône cependant une réforme, Le Lys dans la vallée fait la critique de la Restauration dans une scène de la vie privée.
II. HISTOIRE(S) DU TEXTE Le sujet et la forme du Lys dans la vallée proviennent d'un travail qui s'est échelonné sur plusieurs années. Dans Falthurne II (1822-23), oeuvre inachevée, Balzac avait ébauché un personnage à la fois humain et angélique, Minna qui se dévouait au culte de la souffrance, comme plus tard Séraphîta et Henriette. Wann-Chlore (1825) était une confession épistolaire. Dans les années 1831-1836 les spéculations philosophiques et mystiques circulent d'une oeuvre à l'autre. La genèse du Lys dans la vallée profite d'idées déjà formulées dans Les Proscrits (1831), L'Enfant maudit (1831 et 1837) et surtout Séraphîta (1835). Ce roman appartient aussi à une période où Balzac fait des projets politiques et journalistiques. En 1832, il a composé deux articles pour l'organe néo-légitimiste, Le Rénovateur : « Essai sur la situation du parti royaliste » et « Du gouvernement moderne » (resté inédit). Il réutilise leur contenu politique dans trois grands romans des années suivantes : Ne touchez pas la hache de 1834 (La Duchesse de Langeais), Le Médecin de campagne (1833) et Le Lys dans la vallée. La lettre politique d'Henriette, la description de l'utopie sociale de Clochegourde (qui ressemble à l'entreprise de Bénassis dans Le Médecin de campagne) sont à resituer dans cette période où Balzac, légitimiste réformateur, veut lutter par la plume.
- En 1834, Balzac a lu Volupté de Sainte-Beuve qui lui « a fait faire une grande réflexion. La femme a un duel avec l'homme, et où elle ne triomphe pas, elle meurt [...] Cela est effrayant » (LHB I, 187 ; août 1834). Mais le roman qu'il trouve trop « puritain » lui servira en fait de repoussoir. Balzac a se met à rédiger Le Lys dans la vallée en juillet 1835, auprès de Mme de Berny, dont on a souvent rapproché Henriette de Mortsauf. Le roman commence à paraître, précédé d'une préface, dans la Revue de Paris à partir du 22 novembre 1835 ; la publication est interrompue le 27 décembre après trois livraisons, à cause d'un différent avec le directeur de la revue, Buloz. Le roman n'est achevé qu'après le procès et paraît en librairie, chez Werdet, le 10 juin 1836 (2 vol. in-8 avec deux préfaces celle de 1835, une nouvelle, et l'Historique du procès).
- Le texte du manuscrit originel (140 feuillets, Lov. A 117) est divisé en deux. La première partie s'achève après le premier séjour à Clochegourde. C'est là que s'est arrêtée la publication dans la Revue de Paris et cette partie correspond aussi au tome I de l'édition Werdet. Le texte du manuscrit est une confession à la première personne qui débute, non par le récit de l'enfance de Félix et de sa jeunesse, mais par le bal de Tours. L'enfance est évoquée par plusieurs retours en arrière qui signalent son besoin de tendresse méconnu sans pour autant construire une image négative de la mère. L'envoi de Félix à Natalie n'est pas prévu et le texte ne comporte alors qu'une seule lettre, celle que Félix écrit, sans oser l'envoyer, à Mme de Mortsauf. Balzac développe le roman sur des épreuves successives (Lov. A 117 à 121) et en transforme surtout progressivement la structure en ajoutant l'envoi à Natalie, la lettre d'Henriette à Félix, alors que dans le manuscrit elle lui donnait ses conseils oralement. Enfin pour renforcer la structure épistolaire, en juin 1836, juste avant la parution du roman, il rédige la réponse de Natalie, dont les feuillets, d'une encre différente et d'une numérotation indépendante, se trouvent cependant placés à la fin du manuscrit originel.
- D'édition en édition Balzac continue à retoucher son roman. Dans l'édition Charpentier de 1839 (un vol. in-
les deux préfaces de 1836 ont disparu et un Avertissement remplace l'Historique du procès. Après la mort de Mme de Berny, il atténue, selon son souhait, les regrets d'Henriette au moment de son agonie. Il supprime la division en chapitres pour mettre plutôt en valeur l'emboîtement de la confession dans une structure épistolaire.
- Dans l'édition Furne de septembre 1844 (tome III des Scènes de la vie de province), il change certains noms pour mieux intégrer le roman dans le monde de La Comédie humaine et ajoute les blasons des familles nobles. Sans doute conscient de la ressemblance entre Bénassis et Henriette, et de la similitude de la pensée politique des deux romans, Balzac avait d'abord eu l'intention de placer Le Lys dans la vallée avec Le Médecin de campagne dans les Scènes de la vie de campagne. Mais il l'intègre finalement dans les Scènes de la vie de province, après les deux oeuvres rassemblées sous le titre Les Rivalités. Roman d'une province valorisée, roman de la Restauration et de ses erreurs, Le Lys dans la vallée fait suite à deux oeuvres que Balzac a conçues comme des mythes politiques (La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques).
- Mais dans le Furne corrigé il indique un reclassement dans les Scènes de la vie de campagne (à part cela des corrections minimes.
III. PERSONNAGES -
Lady DUDLEY : à peu près du même âge qu'Henriette dont elle est l'envers, fascinant du reste. C'est elle qui complète l'éducation de Félix (Une fille d'Ève). Elle servira dans les Mémoires de deux jeunes mariées, et impressionne encore Rastignac en 1828 (L'Interdiction) ; madame Schontz se moque de son fameux turban dans La Muse du département.
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Natalie ÉVANGÉLISTA (comtesse Paul de MANERVILLE) : la création du personnage de Natalie, d'abord absente des premières pages manuscrites, s'explique par la genèse croisée du Lys dans la vallée et de La Fleur des pois. Dès août 1835 Balzac pense à ce roman (qui deviendra en 1842 Le Contrat de mariage) et il a aussitôt l'idée de rattacher l'oeuvre à faire au Lys dans la vallée qu'il a déjà avancé. A la fin de La Fleur des pois Natalie, personnage inventé pour ce nouveau roman, nouera une idylle avec le héros du Lys dans la vallée, Félix. C'est alors que Balzac, en retour, fait de Natalie de Manerville la destinataire de la confession de Félix. (La Fleur des pois, que Balzac rédige de septembre à novembre 1835, raconte des événements antérieurs chronologiquement au Lys dans la vallée.)
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Comtesse Blanche-Henriette de MORTSAUF : née Lenoncourt-Givry, mariée à 17 ans, elle a 29 ans en 1814, quand Félix se jette sur ses épaules. Son premier prénom la destine à devenir le lys de cette vallée. Sa mort « admirable » est évoquée dans Le Cousin Pons. Le marquis de Listomère en lit l'annonce dans La Gazette de France (Etude de femme). Son activité de châtelaine campagnarde peut être confrontée à celle de Véronique Graslin ou de Benassis.
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Comte de Morsauf : « la figure de l'Émigré », dit-on de lui dans Modeste Mignon. Ce qui n'est pas flatteur pour les émigrés de retour.
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Vicomte Félix-Amédée de Vandenesse : Le Lys est aussi le roman de son éducation. Et son enfance doit beaucoup à celle d'Honoré Balzac. Il devient par la suite l'un des reparaissants attitrés de La Comédie humaine. Mais les complexité du système font que le Félix d'une Fille d'Ève a précédé celui du Lys : « vous aurez le milieu d'un vie avant son commencement, le commencement après sa fin. » (Préface d'Une fille d'Ève).
IV. LECTURES ET COMMENTAIRES A la parution du roman, les attaques viennent de tous les bords et les organes légitimistes ne l'épargnent pas. La Quotidienne n'apprécie pas la caricature de M. de Mortsauf qui est un lecteur fidèle de ce journal. La première préface faisait appel à l'intelligence du public pour qu'il ne confonde pas l'auteur avec son personnage. La publication en volume, qui intègre la lettre critique de Natalie, aurait dû désamorcer les objections mais rien n'y fait, et les journaux se déchaînent contre les « termes barbares et inintelligibles » (Revue des deux mondes, 1/9/36) de Balzac, sa « manie du néologisme » (Le Corsaire, 9/8/36), son « style emphatique et boursouflé » (Revue de Paris, 26/6/36), « ses phrases enflées de termes techniques et de métaphores disloquées » (La Quotidienne, 21/7/36). Deux parodies, La Tubéreuse de la montagne et La Marguerite dans la prairie, tournent en dérision le héros inconsistant, « Félix de Laitdânesse » (Vert-Vert, 7/7 ; Psyché, 22/9).
Les attaques morales sont aussi vigoureuses. On reproche à Balzac d'avoir vainement tenté d'imiter Volupté sans atteindre « la poésie ascétique » de Sainte-Beuve (La Presse, 24/7 ; La Nouvelle Minerve, 18/9). On condamne la scène du baiser, la folie sensuelle d'Henriette agonisante. Ne respectant pas les conventions de l'idéalisme romanesque, le roman était irrecevable pour les lecteurs de 1836. A l'échange du premier regard, il substitue l'ivresse sensuelle suscitée par un dos et un parfum. Les critiques s'offusquent alors de la réaction grossière du personnage et plaignent la « femme mordue » (La Nouvelle Minerve, 18/9). De même, à la mort édifiante des Julie de Wolmar et des Mme de Couaën Balzac a préféré une agonie tourmentée. La critique n'y voit que « sacrilège », « profanation » (La Quotidienne) et on crie au scandale à la lecture d'un roman qui veut présenter aux femmes « l'infidélité comme un moyen sanitaire » (Le Temps, 28/6). On imagine même le dénouement qu'il aurait fallu écrire, une mort, bien sûr, édifiante, sans désespoir (Le Temps). La coexistence du bien et du mal, du sublime et du laid rendait ce roman illisible pour des contemporains qui préféraient l'unité de la représentation, même au prix de l'idéalisation et de la répétition de scènes déjà écrites. A l'inverse, les critiques modernes reprochent parfois à ce roman sa pudibonderie et son sentimentalisme. Ce roman a trop souvent été considéré comme un roman à une seule dimension, ou provocant ou moraliste. Or le lys est un symbole bipolaire. Il signifie la pureté mais devient aussi une fleur phallique qui exprime le désir dans les bouquets de Félix. Si Le Lys dans la vallée est aujourd'hui lisible, c'est pour son ambivalence, ses contradictions, et les nombreux lapsus qui échappent au personnage-narrateur. L'érotisme et le sacré se mêlent dans la recherche de jouissances raffinées, stimulées par la frustration.