Jean-Paul Sartre, Les Mouches
Acte 1, scène II, extrait.
LE PEDAGOGUE - Que faites-vous de la culture, monsieur ? Elle est à vous, votre culture, et je vous l’ai composée avec amour, comme un bouquet, en assortissant les fruits de ma sagesse et les trésors de mon expérience. Ne vous ai-je pas fait, de bonne heure, lire tous les livres pour vous familiariser avec la diversité des opinions humaines et parcourir cent Etats, en vous remontrant en chaque circonstance comme c’est chose variable que les mœurs des hommes ? A présent vous voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans religion, sans métier, libre pour tous les engagements et sachant qu’il ne faut jamais s’engager, un homme supérieur enfin, capable par surcroît d’enseigner la philosophie ou l’architecture dans une grande ville universitaire, et vous vous plaignez !
ORESTE - Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m’as laissé la liberté de ces fils que le vent arrache aux toiles d’araignée et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas plus qu’un fil et je vis en l’air. Je sais que c’est une chance et je l’apprécie comme il convient. (Un temps.) Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n’ont pas le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et s’écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi, la joie d’aller quelque part ? Et il y en a d'autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur le poids d'images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance, à cinq ans, à sept ans… C'est bon : ce ne sont pas des hommes supérieurs. Je savais déjà, moi, à sept ans, que j'étais exilé ; les odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits, les tremblement de la lumière, je les laissais glisser le long de mon corps et tomber autour de moi ; je savais qu'ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs. Car les souvenirs sont de grasses nourritures pour ceux qui possèdent les maisons, les bêtes, les domestiques et les champs. Mais moi… Moi, je suis libre, Dieu merci. Ah ! comme je suis libre. Et quelle superbe absence que mon âme. […]