Quand notre statue commence à jouir de la lumière, elle ne sait pas encore que le soleil en est le principe. Pour en juger, il faut qu’elle ait remarqué que le jour cesse presque aussitôt que cet astre a disparu. Cet événement la surprend sans doute beaucoup, la première fois qu’il arrive. Elle croit le soleil perdu pour toujours. Environnée d’épaisses ténèbres, elle appréhende que tous les objets qu’il éclairait, ne se soient perdus avec lui : elle ose à peine changer de place, il lui semble que la terre va manquer sous ses pas. Mais au moment qu’elle cherche à la reconnaître au toucher, le ciel s’éclaircit, la lune répand sa lumière, une multitude d’étoiles brille dans le firmament. Frappée de ce spectacle, elle ne sait si elle en doit croire ses yeux.
Bientôt le silence de toute la nature l’invite au repos : un calme délicieux suspend ses sens : sa paupière s’appesantit : ses idées fuient, échappent : elle s’endort.
A son réveil, quelle est sa surprise de retrouver l’astre qu’elle croyait s’être éteint pour jamais. Elle doute qu’il ait disparu ; et elle ne sait que penser du spectacle qui lui a succédé.
Cependant, ces révolutions sont trop fréquentes pour ne pas dissiper enfin ses doutes. Elle juge que le soleil paraîtra et disparaîtra encore, parce qu’elle a remarqué qu’il a paru et disparu plusieurs fois et elle porte ce jugement avec d’autant plus de confiance qu’il a toujours été confirmé par l’événement. La succession des jours et des nuits devient donc à son égard une chose toute naturelle. Ainsi, dans l’ignorance où elle est, ses idées de possibilité n’ont pour fondement que des jugements d’habitude. C’est ce que nous avons déjà observé, et ce qui ne peut manquer de l’entraîner dans bien des erreurs. Une chose, par exemple, impossible aujourd’hui, parce que le concours des causes qui peuvent seules la produire, n’a pas lieu, lui paraîtra possible, parce qu’elle est arrivée hier.
Les révolutions du soleil attirent de plus en plus son attention. Elle l’observe lorsqu’il se lève, lorsqu’il se couche elle le suit dans son cours et elle juge à la succession de ses idées, qu’il y a un intervalle entre le lever de cet astre et son coucher, et un autre intervalle entre son coucher et son lever.
Ainsi le soleil dans sa course devient pour elle la mesure du temps, et marque la durée de tous les états par où elle passe. Auparavant, une même idée, une même sensation qui ne variait point, avait beau subsister, ce n’était pour elle qu’un instant indivisible et quelque inégalité qu’il y eût entre les instants de sa durée, ils étaient tous égaux à son égard ils formaient une succession, où elle ne pouvait remarquer ni lenteur, ni rapidité. Mais actuellement jugeant de sa propre durée par l’espace que le soleil a parcouru, elle lui paraît plus lente ou plus rapide. Ainsi après avoir jugé des révolutions solaires par sa durée, elle juge de sa durée par les révolutions solaires et ce jugement lui devient si naturel qu’elle ne soupçonne plus que la durée lui soit connue par la succession de ses idées.
Condillac, Traité des sensations, III, 7 (1754)